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L’oubli. La perte de soi. La galerie de taupe que l’on creuse, à l’aveuglette. Dehors, partout, les voitures vrombissent et ponctuent de klaxons criards leurs déplacements déraisonnables, sur le Damrak et la Rembrandtsplein Amsterdam rassemble ses touristes interlopes, et les ramblas infidèles désolent les Catalans un peu gras, des vies se séparent dans une chambre grise de Chelsea, je ne t’aime plus je t’aime encore, où iras-tu seule dans l’inévitable fog du grand Londres et du mince avenir ? Ostende cache l’infecte turpitude architecturale de son front de mer sous un brouillard rance au goût de varech brûlé, deux amoureux invisibles s’embrassent éperdument au bout de la jetée qu’une mer graisseuse ébranle, Larbaud rôde encore le long des murailles chenues de Rugby, et le cœur de l’Angleterre a peut-être cessé de battre sans que personne n’en soit averti. Je m’arrête à Domrémy-la-Pucelle, sous les marronniers (est-ce bien des marronniers, ô fallacieuse Mémoire ?), et je franchis le pont sur la Meuse, et je me retourne, et je reviens sur mes pas afin de voir approcher la maison natale de la bergère sous son toit de lauzes précieusement restauré, avec ses petites fenêtres de bicoque de fée, de masure de nains, et me voici en plein conte de Perrault, est-ce vrai tout ça, dis-moi, toi que j’aime et que je ne pourrai pas caresser à nouveau sous la pluie de Rethel ? Que ne gardais-tu tes brebis, fillette illuminée ! De bavards Anglo-Saxons montrent du doigt la laideur de tes statues sur le socle desquelles tu brûles d’un feu plus meurtrier que celui du bûcher de Rouen. Ensuite nous atteindrons Vaucouleurs, et je conduirai lentement le long de la jeune Meuse, et nous parlerons de riens inoubliables, mais l’histoire ne va pas plus loin.
Mon mégot se consume dans le cendrier crasseux et la fumée bleue a la couleur plombée du ciel. À Angoulême il pleut comme dans de vieux poèmes, et le bar de la Fourche, qui n’est pas à Angoulême mais dans le livre d’une enfance à jamais étranglée, est déserté par les orpailleurs et les chercheurs d’aubaines furtives. Il n’y a qu’une mouche écrasée à mes pieds, et dans les coins de la pièce des chatons de poussière échappés de quel arbuste stérile ? J’aligne les mots, j’écris à vide comme tourne à vide une machine folle, je parlerai de Hoorn et de Zutphen, de Florence et de Saint-Flour, et je dirai la pluie à Rethel et tes seins légers dans la chambre où filtrait une lumière avare. Je rêve encore d’écrire la pluie à Rethel et je n’en ai plus le temps, déjà. Pas un livre, mais cette première nuit que nous avons connue, et que je savais vouée au destin mortel de toutes les nuits, car seule survit la longue pluie indifférente que je regarde tomber par la fenêtre aux vitres grasses de cette cuisine confinée. Comment pourrai-je jamais parler de cette nuit, et croire encore au bonheur, au malheur — « vieux bonheurs, vieux malheurs, comme une file d’oies » —, salut Verlaine et mes prisons qui ne sont pas les tiennes, ah ça ! et cette foutue alchimie de l’adolescence sur la trace des Cathares et des Gueux de Zélande ! Je parlerai comme un qui ne souffre plus, radotages et redites, chanson monocorde de bredin de village et de vieille faneuse cassée en deux sous le fichu déteint.
Avec les insomnies on peut faire des bouquets noirs de grandes fleurs friables et crissantes comme sable sous les dents. Avec les flaques de pluie sur le tarmac inégal, des miroirs écaillés et fuyants où les cloportes de la mémoire s’esquivent par les fêlures de la matière. Et sur les murs mouillés de la cour, l’eau dessine les érosions futures et préfigure les ruines lentes qui s’accumulent en toi. Je dirai, je ne dirai rien, aucune différence. Va te faire foutre, lyrisme ! Sur Rethel, il pleut toujours.